XXVI
Trois jeunes officiers des « marines » bien pris dans leur uniforme élégant, l’accueillirent dans l’immense parking aménagé sur l’hôpital militaire. Ils l’escortèrent – comme un haut dignitaire, ou un criminel, se dit-il, ou comme un mélange des deux – jusqu’à la rampe qui menait à l’étage où cela avait lieu dans le plus grand secret.
Cela, c’était le mot qu’ils avaient employé : comme pour déshumaniser l’opération à laquelle il allait prendre part.
Il s’entendit dire :
— Tout vaut mieux que de tomber dans leurs mains, – s’ils ont des mains, ces négriers venus d’un lointain système stellaire.
— Que dites-vous, Monsieur ?
— Rien.
Le plus grand des trois hommes, et il était réellement de très haute taille, insista :
— Vous avez appris quelque chose, Monsieur ? Comme ils passaient le dernier contrôle, Lars demanda au même marine :
— Avez-vous vu cet ancien combattant, ce Ricardo Hastings ?
— Un moment seulement, monsieur.
— Quel âge lui donnez-vous ?
— Peut-être quatre-vingt-dix ans. Peut-être cent ans. Plus vieux, qui sait.
La dernière porte s’ouvrit devant eux, pour un instant seulement, comme si elle savait d’elle-même combien de personnes étaient autorisées à entrer. Par l’entrebâillement, il aperçut des gens en blouse blanche, des médecins.
— … Mais je veux bien vous faire un pari au sujet de l’âge de Ricardo Hastings.
— Allez-y, monsieur.
— Il a six mois.
Les trois marines le regardèrent.
— Non. Même pas : quatre mois.
Il continua à avancer, laissant derrière lui son escorte : Il avait aperçu Lilo Toptchev.
— Bonjour, fit-il.
Elle se retourna instantanément avec un sourire fugitif :
— Bonjour.
— Je vous croyais à la Morgue.
— Je suis en train de m’amuser, comme vous le voyez.
— Vous savez, quand elle a tiré…
— Oui, j’ai pensé que c’était pour moi, et vous avez eu la même idée. Et ça n’a pas été pour moi. Vous n’avez pas regardé, mais moi non plus je n’aurais pas regardé si j’avais cru que c’était pour vous. Depuis, je n’ai fait que penser, penser, penser sans arrêt. Et je me suis fait du souci à cause de vous… Vous êtes entré en transe et vous êtes parti, simplement. Quant à elle, je crois qu’elle ne s’était jamais servi de ce pistolet auparavant. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait faire.
— Et maintenant ?
— Maintenant, je travaille. Dieu seul sait combien je travaille !
Il est dans la chambre à côté. Venez le voir. Elle lui montrait le chemin :
— … Vous ont-ils dit que je n’ai pas réussi ?
— Avec ce qui nous arrive pour ainsi dire chaque heure, ce pourrait être pire.
Au cours de son voyage, il avait appris le nombre fantastique d’êtres humains que les monstres venus d’ailleurs avaient rayés de l’existence terrestre. C’était horrible. En tant que calamité, il n’y avait aucun précédent dans l’histoire de l’homme.
— Ricardo Hastings dit qu’ils viennent de Sirius. Et que ce sont des négriers : ils enlèvent des esclaves comme nous le soupçonnions. Ce sont des créatures chitineuses, et elles obéissent à une hiérarchie physiologique qui date de plusieurs millions d’années : sur les planètes de leur système, à environ neuf années-lumière d’ici, les formes à sang chaud n’ont jamais franchi le stade lémurien : ce sont des animaux arboréens, au museau de renard, très souvent nocturnes, certains avec des queues préhensiles. Si bien qu’ils ne voient en nous que des phénomènes doués d’un peu de raison, des organismes hautement organisés qui peuvent leur servir de bêtes de travail, et qui ont une grande habileté manuelle. Ils admirent notre pouce. Nous pouvons faire toutes sortes de travaux. Ils nous considèrent comme nous considérons les rats.
— Mais nous soumettons les rats à des tests. Nous essayons d’apprendre.
— Sans doute. Mais nous avons conservé la curiosité des lémuriens. Si nous entendons un drôle de bruit, nous sortons la tête de notre terrier pour voir ce qui se passe. Ce n’est pas le cas chez eux. Il semble que toutes les formes chitineuses, pour évoluées qu’elles soient, ont toujours des réflexes machinaux. Hastings vous l’expliquera.
— Je ne désire pas lui parler, déclara Lars.
Par la porte entrouverte, il entrevoyait un squelette décharné sous ses habits, et dont le visage brouillé, rétracté, labouré de rides, bougeait lentement de droite et de gauche comme mû par un mécanisme. Aucune émotion ne faisait bouger ses traits, ses paupières ne cillaient pas. Cet organisme s’était peu à peu détérioré jusque n’être plus qu’une machine capable de percevoir. Ses sens fonctionnaient, mais Dieu seul savait combien de sensations parvenaient encore au cerveau pour y être emmagasinées.
Une silhouette familière surgit, celle du Dr Todt, oui poussa un soupir de soulagement tout en affirmant avec assurance :
— Je savais que vous reviendriez. Avez-vous beaucoup marché ?
— Sans doute.
— Vous ne vous souvenez pas ?
— Non. Mais je suis fatigué.
— Il arrive qu’on se débarrasse d’une forte psychose en marchant jusqu’à épuisement. Mais la plupart du temps, on a tant d’autres choses à faire. Et pour vous, le temps manque.
Il se tourna vers Ricardo Hastings :
— … Qu’allez-vous faire avec lui pour commencer ?
— Une biopsie.
— Je ne comprends pas.
— Je veux un échantillon de sa peau, peu importe de quel endroit.
— Pourquoi ?
— Pour une analyse microscopique, et pour fixer son âge au carbone 17. Quelle précision obtient-on avec ce nouveau carbone ?
— Moins d’une année. Quelques mois.
— C’est bien ce que je pensais. Bon, jusqu’à ce que j’aie les résultats de ces deux analyses, il n’est pas question pour moi de transe, de dessin ou de toute autre activité. Combien de temps cela prendra-t-il ?
— Nous aurons les résultats vers trois heures, cet après-midi.
— C’est bien. Entre-temps, je prendrai une douche, et je changerai de chaussures et de vêtements. Pour me secouer un peu.
— Les magasins sont fermés. On a conseillé à la population de demeurer sous terre tant qu’il y aura danger. Les zones sinistrées s’étendent maintenant…
— Ne m’en faites pas la liste. J’ai entendu tout cela dans la fusée qui m’a amené ici.
— Et vous ne voulez pas essayer d’entrer en transe ? demanda le Dr Todt.
— À quoi bon ? Lilo l’a fait, n’est-ce pas ?
— Lars, voulez-vous voir mes dessins ? demanda Lilo.
Il tendit la main vers la pile de croquis qu’elle lui tendait. Il les feuilleta rapidement : c’était bien ce qu’il avait pensé, ni plus ni moins. Il les reposa sur la table. Le Dr Todt reprit la parole :
— Avez-vous remarqué la complexité de la structure ?
— C’est celle d’un androïde, n’est-ce pas ? demanda Lilo avec un certain espoir, les yeux fixés sur Lars. Ce dernier secoua la tête :
— Voilà celui que vos dessins représentent. Il montrait du doigt le vieillard replié sur lui-même, dont la tête continuait à tourner d’un côté et de l’autre, mécaniquement, comme une sorte de tourelle.
— … Ou plutôt : voilà ce que ça représente. Vous n’avez pas recueilli les contenus de son esprit, mais les éléments anatomiques qui constituent sa base biochimique. Ce qui fait qu’il fonctionne, le mécanisme artificiel qu’il est, comprenez-vous. Oui, je crois que c’est un androïde, et je suis persuadé que la datation au carbone 17, et la biopsie, nous le confirmeront. Ce que je veux savoir, c’est sa composition exacte, et son âge précis.
Après un long silence, le Dr Todt dit d’une voix un peu rauque :
— Pourquoi ?
— Depuis combien de temps ces créatures de Sirius sont-elles dans notre ciel ?
— Une semaine.
— Je ne crois pas qu’un androïde aussi parfait que celui-ci pourrait être fabriqué en une semaine.
Lilo intervint :
— Si vous avez raison, le constructeur aurait su d’avance…
— Mais j’ai raison, bon Dieu ! Examinez vos dessins et dites-moi s’ils ne représentent pas Ricardo Hastings ! J’en suis sûr. Regardez !
Il avait ramassé les dessins, les lui tendait. Muette, tendue, elle se mit à les feuilleter, hochant pensivement la tête de temps à autre. Le Dr Todt qui regardait par-dessus son épaule, s’adressa à Lars :
— Mais qui peut avoir construit un androïde aussi parfait ?
— Lanferman Associates, dit Lars.
— Et encore ?
— Personne d’autre, à ma connaissance.
Grâce à la KACH, il avait une idée assez précise des possibilités de Pip-Est. Rien n’y existait qu’on pût comparer à Lanferman Associates, dont les usines souterraines s’étendaient de San Francisco à Los Angeles, sur huit cents kilomètres de long. Et l’une de leurs grandes spécialités était justement la fabrication d’androïdes qui, même de près, ressemblaient tout à fait à des êtres humains.
D’un seul coup, Ricardo Hastings se mit à parler de sa voix croassante :
— Si ce n’avait pas été pour cet accident, quand l’excès de puissance a envahi le…
Lars s’était approché pour l’interrompre brusquement :
— Êtes-vous autonome ?
Les yeux troubles du vieillard se fixèrent sur lui. Mais il ne répondit rien, et les deux coins abaissés de sa bouche ne remuèrent plus.
— … Répondez-moi : êtes-vous un mécanisme autonome ou téléguidé ? Êtes-vous homéostatique ou êtes-vous le récepteur d’instructions qui viennent de l’extérieur ? Franchement, je crois que vous êtes totalement autonome, homéostatique. Programmé à l’avance.
Il se tourna vers Lilo et le Dr Todt :
— … Cela explique ce que vous appelez sa « sénilité », la répétition constante de certaines unités sémantiques.
Crachotant, Ricardo Hastings reprit son discours.
— Bon Dieu, ce qu’on leur a mis ! Ils ne s’y attendaient pas. Ils pensaient que nous étions foutus. Nos dessinateurs de mode d’armes, ils n’avaient réussi à rien. Ces étrangers pensaient qu’ils nous avaient à leur merci, qu’ils étaient les maîtres. Mais on leur a montré ce que nous pouvions faire. C’est dommage que vous ne vous souveniez pas de cela. C’était avant votre temps, naturellement.
Le vieillard – ou le mécanisme – s’arrêta, les yeux fixés sur le plancher, la bouche tordue dans une grimace de plaisir. Lars réfléchit un instant :
— Non, je n’arrive pas à croire à cette arme qui voyagerait dans le temps.
Ricardo Hastings recommença à parler :
— La trempe qu’ils ont reçue, ils ne s’en remettront jamais. Nous avons déhalé leurs sales satellites, nous les avons foutus complètement en dehors de notre vecteur temporel, à un milliard d’années dans le passé, et ils y sont toujours. Ha, ha, ha !
Dans ses yeux, tous trois virent passer une étincelle de vie, l’espace d’un instant.
— Ils sont maintenant en orbite autour d’une planète où il n’y a peut-être que des araignées et des protozoaires. Ils conquièrent la Terre à l’ère des trilobites. Là, ils n’auront pas de mal. Ils pourront vaincre les trilobites et se servir d’eux comme esclaves !
Le vieillard termina son discours par un grognement de triomphe.
Il était 14 heures 30 quand prit fin une attente que Lars n’aurait jamais pu supporter une fois de plus. Un infirmier vint lui apporter les résultats de la biopsie et de la datation au carbone. Lilo s’était dressée, toute raide, scrutant son visage, tentant de comprendre ses réactions, de les partager avec lui :
— Qu’est-ce que ça donne ?
Il lui tendit la feuille de papier :
— Lisez vous-même.
— Non, dites-moi, vous…
Sa voix était très faible.
— Soit. L’analyse microscopique montre qu’il s’agit indubitablement d’un tissu humain, et non de celui d’un androïde. La datation carbone 17 du même échantillon de tissu montre que cet échantillon est vieux de cent dix à cent quinze ans. Et peut-être même plus vieux.
— Vous vous êtes trompé, dit Lilo.
Lars acquiesça d’un signe de tête avant de dire :
— Oui.
Ricardo Hastings se mit à glousser de joie. Sans doute pensait-il au bon tour joué aux envahisseurs.